En fouillant dans son cabinet de curiosités, le Professeur Boilot met à jour un recueil de chroniques dont il relate ici les meilleures feuilles. Signé d'un simple B, ces écrits proviennent d'une époque récente. De l'oeuvre d'un homme, d'une femme ou encore d'un membre de la famille du professeur, le mystère demeure mais n'en gache pas le plaisir de les découvrir...

jeudi 14 octobre 2010

L'intérêt du double des clés de bagnole

A la lecture du bulletin de notes trimestriel de mon neveu Adam, je fus surpris de lire dans la case « observations » du prof de mathématique : manque d’organisation du travail. Il souffre certes d’une légère absence de rigueur mais c’est un bon gamin de 16 ans, largement au dessus de la moyenne question intellect. La surprise fit ensuite place à l’effroi total à la lecture de la case réservée au prof de sciences naturelles (cher à son oncle) : besoin d’organiser ces connaissances.

Il faut savoir qu’en France et à travers le monde, nous avons besoin d’ordre et d’organisation. La Loi et l’Ordre dit-on. Ce rappel à l’ordre durant mes années scolaires, je n’en garde pas réellement un bon souvenir non plus.

Une société peut-elle alors se passer d’ordre et d’organisation ?

J’aime à imaginer une société, il y a très très longtemps dans une galaxie lointaine, avec des individus doués d’une connaissance de tous les savoirs (y compris la physique quantique et la théorie des cordes) et pour qui les secrets de l’univers ne sont pas une barrière infranchissable. Or malédiction, malgré leur sagesse et en dépit d'un langage riche et généreux, ils ne possèdent pas la connaissance de l’ordre et de l’organisation. Donc ne sachant pas comment démontrer, classer et transmettre les savoirs, ils étaient sans cesse obliger de recommencer à les découvrir.

Illustrons cette hypothèse un tantinet dingue avec des personnages connus et imaginons la scène : Julien, le fils de mon voisin (qui dans la réalité est franchement décérébré), découvre dès l'âge de 14 ans les lois de la thermodynamique des fluides en faisant voler son ballon de baudruche grâce à la chaleur émisse par l'incendie accidentel de son chat.  Mais voilà, il se retrouve incapable d'expliquer ses fulgurances à ses contemporains car il n’a pas accès à un système de classement des idées. Ces bonhommes seraient alors condamnés à tout savoir des lois de la nature mais ne pouvant en parler aux autres personnes, ne sachant comment l’exposer par manque d’ordre et d’organisation des connaissances, personne ne saurait que les autres savent aussi. L’horreur absolue !

Alors, conscient que tout part à vau-l’eau, ils décident de se réunir et prennent une décision irrévocable : ils décident d’oublier tous leurs savoirs et ils commenceront par le commencement, à savoir découvrir l’ordre, la classification et la transmission de pensées écrites ou orales. Si cette vision très linnéenne de la nature humaine, oublie évidemment la reproduction par mimétisme des savoir-faire, c’est pour conserver notre postulat de base : l’ordre c’est le commencement.

Or en France, on aime le désordre et surtout disserter du bien-être du désordre à la française tout en valorisant les prouesses françaises en matière d’ordre.

Lors d’un voyage homérique en Poitou-Charentes, je fus invité à disserter de l’intérêt de la classification, dans un monde qui se complait à ranger toutes formes d’art, de pensée, de culture, d’êtres vivants dans des boîtes. Partageant le crachoir avec deux éminents sociologues spécialistes du syndrome « boîteux », je me suis très vite retrouvé à évoquer un souvenir éloquent sur notre besoin de classer.

Devant une audience de costards bas de gamme stupéfaite, je vins à raconter que mon père n’était pas homme à respecter l’ordre enfin l’ordre des autres. Je me mis à évoquer le jour des 60 ans de ma grande cousine Betty (je devais alors avoir une pénible dizaine d’année), où il arriva une mésaventure que toute famille a connu : nous avons perdu (oui nous car mon père n’aurait jamais admis qu’il a perdu) le double des clés de la voiture familiale.

Evidemment, le trousseau principal était tombé accidentellement des poches de mon père la veille, d’où l’agitation qui s’en suit. Toute la famille s’est donc mise à la recherche de ce fameux double qui était censé être rangé bien soigneusement dans un endroit facile à se rappeler. En passant en revue soigneusement et dans le détail toutes les choses retrouvées lors de ce grand rangement (tout sauf le double), je sentis une certaine impatience de la part de mon auditoire à entendre ma conclusion.
Afin de ne pas donner des envies suicidaires aux quelques rescapés de cette interminable conférence, je m’empressai de raconter que nous n’avons jamais retrouvé le double de clé d’où le besoin de bien ranger ses affaires. Le monde était sauf et les certitudes préservées de toute remise en cause.

Avec le recul, je me suis souvent dit que mon père avait perdu le vrai trousseau et le double ou que le rangement avait tellement changé de place qu’aujourd’hui le double doit toujours s’y trouver. En dépit de toute cette histoire, si nous avions été aux 60 ans de ma cousine Betty, ma mère n’aurait peut être jamais eu autant d’aide pour ranger la maison, elle n’aurait probablement jamais découvert une veille édition du « Tour du monde en 80 jours » dans le grenier qu’elle m’offrit pour mes onze ans, je n’aurais sans doute jamais eu la révélation ce jour là que des mots pouvait amener à de si intenses émotions et j’aurai probablement été assis dans la salle lors de cette conférence et non pas au perchoir.

Dans un sens, je béni ce jour où le désordre à la française m’a permis de mettre de l’ordre dans ma vie.

B.

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